LA CULTURE ET "LE MONOLINGUISME DE L'AUTRE"

Publié le par sorinabarjov

S’il est une constante des discours qui font de la pratique d’une langue particulière, et notamment de la langue maternelle, l’objet d’une exigence politique, c’est bien celle de l’appropriation. Il est demandé de parler cette langue, de lui donner ses lettres de noblesse, de l’écrire, de la cultiver, de la perfectionner, – c’est-à-dire de la défendre contre l’hégémonie d’une autre langue, en faire la pierre de touche de son identification. Toucher à la langue, c’est menacer la culture dans son intégrité, à tel point que le fantasme de son absorption, de son assimilation, de sa disparition est ce qui nourrit les formes les plus extrêmes des revendications politiques concernant les langues.

Le livre de Jacques Derrida - Le monolinguisme de l’autre - se présente d’abord comme l’exposition d’un rapport particulier aux langues et, plus particulièrement à la langue française. Mais cette réflexion garde toujours en mémoire, au-delà des violences propres à cette situation, toutes celles qu’a pu nourrir l’invocation de la langue maternelle, – c’est-à-dire la recherche jamais satisfaite d’une appropriation et d’une identification collective toujours insuffisantes.

D’autre part, cette situation singulière, la sienne propre, donne à comprendre quelque chose du rapport à la langue, qui permet de dénoncer les politiques linguistiques hégémoniques et de mettre en question les exigences d’appropriation et les revendications d’identification. Cette situation, c’est d’abord celle des Juifs d’Algérie, à qui la citoyenneté française fut accordée par le décret Crémieux en 1870 et retirée par l’État français, en octobre1940, avant d’être rétablie en 1943. Du point de vue de la langue, elle se traduit par une triple dissociation, une triple coupure.

Être un Juif d’Algérie, cela voulait dire, nous dit Derrida, n’avoir pratiquement aucun accès à la langue et à la culture arabe ou berbère. C’était aussi, à la différence des communautés juives d’Europe centrale et orientale, ne disposer d’aucun idiome intérieur à la communauté juive, comme le yiddish, qui aurait pu constituer une langue commune familière et familiale. C’était enfin recevoir le français comme la langue de la métropole, une langue qui trouvait de l’autre côté de la mer ses lettres de noblesse, – c’est-à-dire dont les règles du bien-parler et du bien-écrire trouvaient ailleurs qu’en Algérie leur référence : « Cette communauté aura été trois fois dissociée par ce que nous appelons un peu vite des interdits. 1.Elle fut coupée, d’abord, et de la langue et de la culture arabe et berbère (proprement maghrébine). 2.Elle fut coupée, aussi, et de la langue et de la culture française, voire européenne, qui n’est pour elle qu’un pôle ou une métropole éloignée, hétérogène à son histoire. 3.Elle fut coupée enfin, ou pour commencer, de la mémoire juive, et de cette histoire et de cette langue qu’on doit supposer être les siennes, mais qui à un moment ne le furent plus. Du moins de façon typique, pour la plupart de ses membres et de façon suffisamment “vivante” et intérieure ».

De ces trois coupures, c’est à celle qui fait de la langue française une langue imposée de l’extérieur que Derrida accorde le plus d’attention. Elle interdisait le fait de considérer la langue française (pas plus qu’aucune autre langue) comme une langue maternelle. Il était impossible de se l’approprier, mais aussi de s’identifier à une quelconque communauté dont elle aurait assuré l’unité. Ainsi se trouvait défait, d’emblée, le paradigme qui veut que ce soit dans la langue et par la langue qu’on affirme son appartenance. Il était impossible de se revendiquer de la langue pour dire « nous ». C’est bien davantage à un « eux » qu’elle renvoyait (les gens de la métropole). Le français, c’était toujours la langue maternelle des autres. Et c’est en cela qu’elle s’imposait. D’où la formulation d’aspect paradoxal qui résume toutes ces analyses : « Je n’ai qu’une seule langue et ce n’est pas la mienne ». En apparence, cette déclaration ne s’applique qu’à une communauté donnée, celle des Juifs d’Algérie, marqués à ce moment de leur histoire par la triple coupure dont question. Et pourtant, nous assure Derrida, n’importe qui devrait pouvoir le déclarer. D’où la question de savoir ce qu’il y a dans cette situation singulière qui vaille pour tout individu dans son rapport à la langue qu’il parle, à la langue qu’il dit « maternelle » ? Comment peut-on, à partir de cette simple exposition, déconstruire les trois présupposés de l’appropriation ?

Trois remarques s’imposent. Ce qui est vrai de la langue de la métropole imposée aux Juifs d’Algérie l’est, en réalité, de toute langue pour tout individu. La langue que je dis « mienne » et que je parle ne m’appartient jamais en propre. Elle est toujours le fruit d’une éducation, le résultat acquis de contraintes scolaires, sociales et autres. Je ne peux jamais ni l’assimiler totalement ni m’assimiler à elle. Dans cette langue qui s’impose à moi, je reste bien davantage étranger à moi-même. La langue n’est donc pas une propriété naturelle qui exigerait des devoirs, qui imposerait sa loi, en tant qu’elle est naturelle, sous peine de trahison, à soi, à « sa » communauté, au « nous » qu’elle rend dicible. C’est bien davantage parce qu’il y a de la Loi, des devoirs, qu’on érige la langue en propriété naturelle. D’où que je vienne, mon monolinguisme, celui qui me fait désigner la langue que je parle comme une langue maternelle, à laquelle je devrais être indéfectiblement attaché, est toujours « le monolinguisme de l’autre » : « Le monolinguisme de l’autre, ce serait d’abord cette souveraineté, cette loi venue d’ailleurs, sans doute, mais aussi et d’abord la langue même de la Loi. Et la Loi comme Langue. Son expérience serait apparemment autonome, puisque je dois la parler, cette loi, et me l’approprier pour l’entendre, comme si je me la donnais moi-même ; mais elle demeure nécessairement, ainsi le veut au fond l’essence de toute loi, hétéronome » . Faire de la langue une propriété naturelle, un bien propre, voire le bien le plus précieux, celui qui nous intègre naturellement dans une communauté, qui nous dit où nous sommes et qui nous sommes, c’est donc oublier tout ce qui en elle relève de la Loi. Autant dire que Derrida rompt ici avec toute une tradition qui considère la langue « maternelle », parce qu’elle est maternelle, la composante la plus naturelle, la plus irréductible de l’identité. La langue maternelle, ce n’est pas, pour reprendre l’une des métaphores les plus éculées, le sein qu’on a sucé depuis l’enfance, c’est la loi que d’autres nous ont imposée. Les discours qui imposent la protection, la promotion, le développement de la langue maternelle y trouvent, du même coup, un nouvel éclairage. Parce qu’on demande aux langues d’être un pôle d’identification, la propriété qui nous permet de dire qui nous sommes, et que cette demande ne peut jamais être pleinement satisfaite, les langues apparaissent comme des propriétés toujours menacées, que leur altérité possible, – les mots oubliés, les mots étrangers, etc., – menace de rendre impropres à cette identification. C’est pourquoi faire de la langue une propriété naturelle, – alors qu’elle ne l’est pas et ne peut pas l’être, – revient toujours à imposer sa réappropriation, comme si tout défaut d’appropriation la menaçait dans son intégrité. La langue devient ainsi quelque chose qu’il ne s’agit pas seulement de promouvoir et de développer, mais qu’il faut aussi protéger, voire même sauver. Elle ne devient pas seulement l’instrument du salut, mais son élément même, ce qui sauve en étant sauvé. Comprendre le caractère inappropriable des langues permet donc de saisir par quel mécanisme les passions nationalistes peuvent se focaliser sur les langues. La langue, c’est ce dont on voudrait faire une propriété sans jamais y parvenir, c’est donc ce qu’on n’a jamais fini de s’approprier. Et comme cette appropriation devrait aller de soi, tout ce qui lui semble contraire relève de la trahison : « Parce que le maître ne possède pas en propre, naturellement, ce qu’il appelle pourtant sa langue ; parce que, quoi qu’il veuille ou fasse, il ne peut entretenir avec elle des rapports de propriété ou d’identité naturels, nationaux, congénitaux, ontologiques ; parce qu’il ne peut accréditer et dire cette appropriation qu’au cours d’un procès non naturel de constructions politico-phantasmatiques ; parce que la langue n’est pas son bien naturel, par cela même il peut historiquement, à travers le viol d’une usurpation culturelle, c’est-à-dire toujours d’essence coloniale, feindre de se l’approprier pour l’imposer comme la sienne … Il n’y a pas de propriété naturelle de la langue, celle-ci ne donne lieu qu’à de la rage appropriatrice ».

C’est dire si le travail entrepris par Derrida dans Le monolinguisme de l’autre s’impose comme la clé de voûte de sa critique, entreprise depuis longtemps, portant sur les nationalismes philosophiques. Mais cette analyse ne doit pas, pour autant, conduire à tout mettre au même niveau. Elle ne revient pas à nier qu’il existe paradoxalement des situations d’« expropriations déterminées », – que telle ou telle communauté puisse être expropriée de ce dont, précisément, elle n’a pas la propriété. Au contraire, le caractère inappropriable des langues fait apparaître les menaces hégémoniques que telle ou telle d’entre elles fait ou a fait peser sur les autres comme la manifestation d’un besoin fou d’appropriation. C’est parce que la langue n’est jamais une propriété naturelle que d’aucuns se mettront à comptabiliser le nombre de ses locuteurs, que des hommes politiques essayeront d’imposer telle ou telle d’entre elles par toutes sortes de contraintes. C’est aussi la raison pour laquelle elles pourront faire l’objet de classements, de hiérarchies, – selon des critères qui désigneront leurs raisons ou leurs chances supplémentaires d’être appropriées (l’antiquité, la pureté, la richesse, l’expressivité, la prédisposition pour l’expression des vérités philosophiques, etc.). Enfin, la mise au jour de ce caractère inappropriable, c’est-à-dire des présupposés de l’idée même de langue maternelle, conduit aussi à interroger à nouveaux frais le rapport entre langue et culture. Si la langue fait l’objet de demandes, d’exigences politiques, c’est en effet qu’elle est considérée, le plus souvent, comme une composante incontournable, la moins contestable, de l’identité culturelle. C’est même ce qui permet à la culture d’être érigée en valeur. Autrement dit, puisque la langue est une propriété naturelle et que la culture trouve en elle son sédiment, on ne pourra pas davantage « renier » sa culture que sa langue propre, comme langue « maternelle » . Au contraire, elle devra être à son tour protégée, préservée, gardée comme le trésor dans lequel sont conservées l’histoire et la richesse de la langue, – tout ce qui peut être rassemblé pour en prouver le caractère « naturel ». C’est pourquoi, au moins depuis Leibniz, les discours de revendications linguistiques se sont toujours accompagnés de programmes de collations et d’inventaires (les antiquités de la langue, les mots rares, les vieux textes de loi, les poésies et les chants populaires, etc.). Comprendre son propre monolinguisme comme monolinguisme de l’autre revient à inverser les termes du problème. Ce que la langue, comme langue de l’autre, qui m’impose sa loi, révèle de la culture, ce n’est pas son caractère naturel, mais son essence coloniale : « Toute culture est originairement coloniale… Toute culture s’institue par l’imposition unilatérale de quelque “politique” de la langue. La maîtrise commence par le pouvoir de nommer, d’imposer et de légitimer les appellations » .

Autrement dit, ce que je tiens pour « ma culture » n’est jamais ma propriété. Dans le rapport qu’on a à "sa culture", on doit bien davantage souligner cette part d’aliénation irréductible que révèle le caractère inappropriable de la langue. Mieux, on pourra même aller jusqu’à dire que tout discours sur l’identité culturelle, toute conception unidentitaire de la culture, qui présente celle-ci comme un tout homogène organisé autour (et à partir) de la langue, n’a d’autre but que de masquer cette aliénation. Chaque fois que tel ou tel parle au nom de sa culture ou invoque son identité culturelle, quand bien même il serait dans sa pratique de la langue, de la religion, ou dans ses mœurs réellement opprimé, il oublie ou se cache à lui-même ce que cette identité implique d’aliénation, – c’est-à-dire tout ce qui, à travers et dans cette culture et cette langue, fait figure de loi, d’une loi qu’on se donne à soi-même et qui pourtant vient d’ailleurs. Mais alors une question s’impose. Si le monolinguisme est toujours monolinguisme de l’autre, quel est le sujet ou l’objet de cette aliénation ? Qu’est-ce qui est aliéné ? Cette aliénation est-elle irréversible ? À supposer qu’on ne veuille plus demander aux langues une identification ni en espérer une appropriation impossible, n’y a-t-il plus rien à attendre ? Comment peut-on continuer à parler ?

Répondre à ces questions, c’est rechercher une double certitude. La première serait d’être sûr qu’on ne parle plus la langue de l’autre, alors que c’est toujours la même langue qu’on parle. La seconde serait de ne pas retomber pour autant dans les illusions de la maîtrise et de la possession. Deux certitudes qui, au-delà d’une expérience singulière de la langue, sont aussi une réponse politique à toutes les instrumentalisations idéologiques du rapport à la langue. Que ce soit là l’enjeu décisif de la réflexion de Derrida, un signe grammatical l’indique clairement : le recours à l’impératif. « Invente donc ta langue si tu peux ou veux entendre la mienne, invente si tu peux ou veux la donner à entendre, ma langue, comme la tienne, là où l’événement de sa prosodie n’a lieu qu’une fois chez elle, là même où son chez elle dérange les cohabitants, les concitoyens et les compatriotes ! » Mais que signifie "inventer sa langue" ?

C’est d’abord transformer la demande qu’on lui adresse. Ce n’est plus exiger d’elle qu’elle soit un signe d’appartenance, car celle-ci est toujours en même temps allégeance à l’autre. C’est lui demander, au contraire, de déjouer les pièges du monolinguisme : les illusions de l’identification et de l’appropriation. C’est se donner, avec elle, le moyen de n’être jamais la colonie d’un autre. Sans doute. Mais alors, à qui s’adresse au juste cette demande ? De quelle langue s’agit-il ? Ce ne pourrait être la langue de l’autre. Ce n’est pas non plus une autre langue. C’est donc une langue qui n’existe pas, ou du moins pas encore. C’est cette langue que Derrida appelle « l’avant-première langue », dont l’existence est en réalité anticipée. À ce compte, c’est une « langue promise ». Car cette langue n’existe qu’en se traduisant dans la langue de l’autre, en la déformant, en lui faisant subir des transformations telles qu’elle ne peut plus être la langue de personne. Par le biais de cette traduction, le monolinguisme se trouve déréglé, la loi contrariée, la pseudo-propriété investie de corps étrangers. Ainsi se précise l’objet de la demande. Il s’agit de la désappropriation de la langue par elle-même, désappropriation à laquelle Derrida donne précisément le nom d’écriture : « Inventer une langue assez autre pour ne plus se laisser réapproprier dans les normes, le corps, la loi de la langue donnée, – ni par la médiation de tous ces schèmes normatifs que sont les programmes d’une grammaire, d’un lexique, d’une sémantique, d’une rhétorique, de genres de discours ou de formes littéraires, de stéréotypes ou de clichés culturels » . Et, parlant d’écriture, on ne s’éloigne pas de la politique. Longtemps, en effet, les écrivains et leur travail d’écriture ont été investis d’une mission : celle, précisément, de réapproprier la langue, c’est-à-dire de donner au « peuple », ou à toute autre forme de communauté, les moyens de rendre à la langue ses lettres de noblesse, de leur inspirer un « effroi sacré » devant la langue, sans lequel il ne serait pas de culture possible, ou plutôt sans lequel celle-ci n’offrirait plus de salut. La fonction de l’écriture, celle plutôt qu’on lui demandait d’avoir, - car en vérité ce n’est jamais ainsi que les choses se passaient, - était alors d’assurer le renforcement des liens entre la langue et la communauté dont celle-ci était supposée être la propriété. C’est ainsi que l’écrivain avait à charge d’exprimer (de retrouver) dans la langue le « génie » naturel de son peuple. Il pouvait même, par l’écriture, redonner à ce « peuple » conscience de la place que, grâce à sa langue, il occupait dans l’histoire. En faisant de l’écriture une désappropriation de la langue, Derrida en inverse donc radicalement la fonction. Écrire, ce n’est plus se plier à la loi d’un sol ou d’une communauté, c’est résister, par tous les moyens de l’invention (transformations, greffes, dérégulations, anomalies) à ce pli. Reste à comprendre comment « ce phénomène singulier de traduction » relève d’une promesse. C’est certainement le point le plus difficile des analyses de Derrida, celui aussi qui offre peut-être, par-delà Le monolinguisme de l’autre, un fil conducteur pour suivre le travail qu’il poursuit depuis de nombreuses années. Car avec l’idée de promesse aussi, on ne déserte pas la politique. C’est, en effet, bien souvent, au nom de sa langue (de sa particularité, voire de son exceptionnalité) que telle ou telle communauté s’est vue investie d’une mission historique particulière. L’idée de promesse, celle d’un salut ou d’une renaissance, ne fut donc jamais très loin de la sacralisation de la langue maternelle. Exalter dans la « langue maternelle » un bien sacré, cela revenait à voir en elle, à condition de la pratiquer, de la chanter, de la louer d’une certaine façon, la seule chance d’espérer encore un salut, celui de l’Occident, de la civilisation ou d’une culture donnée.Ce n’est donc pas sans risque qu’on fait de la langue, peut-être même de la façon d’être dans la langue, le lieu ou l’objet d’une promesse. Ce peut être même le moyen le plus radical d’exacerber la "rage d’appropriation" exposée plus haut. Derrida en a conscience lorsqu’il précise que « cette singulière promesse ne livre ni ne délivre ici aucun contenu messianique ou eschatologique. Aucun salut qui sauve ou promette la salvation ».

Mais alors, qu’est-ce qui est promis ? Ce sont précisément ces événements qui arrivent à la langue et la désapproprient. Ils donnent au « monolinguisme de l’autre » une tout autre signification. La langue promise, ce n’est plus la langue de l’autre en tant qu’il l’impose, mais en tant qu’elle s’offre à lui et, ce faisant, vient de lui. C’est donc une langue qui est à la fois la signature de celui qui l’invente, sans être pour autant sa propriété, ce que Derrida appelle, depuis déjà de nombreuses années, un “idiome”. C’est pourquoi elle est promise chaque fois que nous parlons ou écrivons. Ce qu’il y a de plus illusoire dans le fantasme de la langue comme propriété, et dans toutes les tragédies historiques de l’appropriation, les désastres qu’évoque Derrida, c’est qu’il implique toujours un déni de la parole. Il suppose une parole qui ne promet rien, c’est-à-dire qui ne fait rien d’autre que répéter la Loi. À supposer qu’on souscrive à l’exaltation de la langue comme un bien sacré, plus aucune invention n’est possible, plus aucune parole qui n’ait pas pour but d’imposer, dans sa répétition même, une pratique homogénéisante et hégémonique de la langue et de la culture. Retrouver le sens de la promesse inscrite dans chaque parole, – ce qui revient à donner au monolinguisme une dimension messianique, – devient ainsi la seule alternative à l’impossible appropriation et à toutes ses dérives politiques. Et c’est alors une tout autre figure de la langue qui s’impose. D’abord de ce qui la menace : l’enlisement dans la quotidienneté, l’usure, la banalité, l’affadissement, – autant de thèmes récurrents des invocations et des revendications linguistiques, qui donnent aux discours de langues ou sur les langues le ton d’une déploration sans fin, – ne sont pas la conséquence d’un défaut d’appropriation authentique, mais au contraire ce qui menace chaque fois qu’on veut croire qu’une telle appropriation est possible. Ensuite ce qui l’attend, et ce qu’on en attend : son unicité à venir n’est synonyme d’aucune homogénéité ni d’aucun processus d’homogénéisation. Promise dans chaque acte de parole, elle est, au contraire, ce dont la venue, à chaque instant possible, préserve de toute hégémonie. « Cette traduction intraduisible, ce nouvel idiome fait arriver, cette signature fait arrivée, elle produit des événements dans la langue donnée à laquelle il faut encore donner, parfois, des événements non constatables : illisibles. Événements toujours promis plus que donnés. Messianiques … Chaque fois que j’ouvre la bouche, chaque fois que je parle ou écris, je promets … Et cette promesse annonce l’unicité d’une langue à venir. C’est le “il faut qu’il y ait une langue”, [qui sous-entend nécessairement “car elle n’existe pas”, ou “puisqu’elle fait défaut”], “je promets une langue”, “une langue est promise”, qui à la fois précède toute langue, appelle toute parole et appartient déjà à chaque langue comme à toute parole. »

 

Publié dans DERRIDA et les autres

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