LA GRAVURE DE MARISCHAL DE 1618 REPRÉSENTE-T-ELLE LA VILLE DE LIÈGE ? (Seconde Partie)

Publié le par sorinabarjov

  (suite)

Et la lithographie de Léon Bethune ? L'épreuve du Musée Curtius, que j'ai décrite ci-dessus, correspond à ce qu'on en dit dans les catalogues. Il faut relever ce qu'ils ne disent pas. Dans le coin inférieur de cette pièce, il est écrit en surimpres­sion, - je l'ai signalé,  - "copié à Liège en 1878. Léon Bethune", comme sur la grande planche dessinée qui lui a servi de modèle.

Si l'on compare le graphisme des deux oeuvres, le dessin original de Léon Bethune et la lithographie du même auteur, si on les confronte, il apparaît à l'évidence qu'il s'agit bien d'une même oeuvre.

Mon opinion est faite. D'autres ont exprimé le même jugement, notamment Monsieur Engen du Musée Curtius.

Ouvrons une parenthèse et revenons sur un texte pour le moins ambigu, dû à la plume d'Eugène Wahle, qu'il nous faut éclaircir.

Dans le catalogue du Millénaire déjà cité, à la page 15, notice 14, consacrée à Marischal et à sa gravure "Liège - Levck", on peut lire : "...son existence fut révélée en 1877 par un Liégeois, le chanoine Henrotte, qui en fit prendre une copie exacte bien que simplifiée ; on en tira un certain nombre de lithographies, enrichies d'une légende ; ces pièces elles-mêmes sont devenues rares (le Musée Curtius en conserve un exemplaire)" (1).

Le texte que nous venons de citer est ébouriffant, équivoque, c'est du charabia.

En effet :

1. L'existence de la gravure "Liège - Levck" 1618 de Gilles Marischal a été révélée au capitaine Dejardin par Bodel-Nijenhuis, à la suite de la publication des Recherches sur les cartes... en 1860, nous l'avons signalé. Le chanoine Henrotte infirme d'ailleurs cette version dans son article (B.I.A.L.), repris plus haut.

Le lecteur se souviendra qu'il y a eu un temps d'hésitation chez les archéologues liégeois quant à la certitude de savoir si cette gravure existait vraiment. L'authenticité de celle-ci n'a plus fait de doute à partir de la mort de Bodel-Nijenhuis, après que le chanoine Henrotte eut appris que l'estampe avait été léguée par son propriétaire à l'Université de Leyde.

2. La phrase "...le chanoine Henrotte qui en fit prendre une copie exacte bien que simplifiée..." a de quoi étonner. Remarquons que les termes de cette phrase ("exacte" et "simplifiée") sont des antonymes. Certes, il est possible de réduire une fraction en lui gardant son identité. Simplifier une gravure, c'est lui faire perdre son caractère, son exactitude.

Suite aux nombreux examens auxquels j'ai pu me livrer, je ne sais pas non plus où et en quoi on peut discerner que la copie est "simplifiée". Cette vue de l'esprit est fantaisiste et stupéfiante. Les dimensions des oeuvres sont différentes, c'est tout.

Si l'on procède au collationnement des deux oeuvres d'après un "fac-similé" fourni par l'Université de Leyde, on reste confondu de leur identité, de leur parfaite similitude.

Je pense cependant que le dessin de Léon Bethune exposé au Musée Curtius (Salle du Médailler) n'est pas le "fac-similé" de Leyde dont parle Henrotte. Il est en effet difficile d'admettre que si cette oeuvre avait été copiée à Leyde, l'auteur aurait écrit en la signant "Copié à Liège en 1878". Le "fac-similé" demandé par N. Henrotte date de 1875 (2).

Mon hypothèse est que le "fac-similé" a bien servi de modèle au dessin de Léon Bethune qui, selon moi, a dû utiliser la même technique que le copiste de Leyde.

La lithographie, exécutée plus tard par le même auteur, a été faite d'après son dessin pour l'Imprimerie Claessen de Liège, qui l'a éditée (L. Bethune, 1878) - (Imp. Claessen). Cela est indubitable.

Voilа ce qu'il en est des oeuvres que nous possédons à Liиge, que j'ai étudiées.

Il reste que ma gravure "Liège -Levck" pose une énigme. Ce n'est pas une épreuve de la lithographie de Léon Bethune. Les dimensions ne correspondent pas, on constate une absence de légende. En effet, ses dimensions sont celles de l'Unicum. Comme lui, il est constitué de quatre feuilles. La planche ne présente aucune surcharge quelconque et montre toutes les caractéristiques, insignes et références de l'oeuvre originale.

Nos recherches ne nous ayant pas permis de découvrir la trace d'un tirage à grandeur égale, ultérieur à celui de la lithographie (L. B. -Claessen), nous avons pris pour modèle la reproduction en hors-texte du livre de Jean Lejeune déjà cité (De la principauté à la métropole).

Cette pièce a servi aux vérifications et aux collationnements, à défaut de pouvoir disposer d'un autre instrument de travail.

Après bien des interrogations, des supputations, des atermoiements, une intuition s'est imposée au cours d'un examen. Ne pourrait-il s'agir d'une copie identique à celle obtenue par le chanoine Henrotte ? Ne pourrions-nous nous flatter un jour de posséder une pièce aussi rare ?

C'est dans cet esprit que j'abordai les recherches aux Archives et à la Bibliothèque de l'Université de Leyde.

L'historien ne peut rêver quand il cherche à établir une certitude. L'amateur conscient non plus. L'un et l'autre doivent, par les moyens dont ils disposent, apporter les preuves à l'appui de leur thèse.

Après avoir longuement étudié le dossier constitué par des lectures, des travaux d'archives, des contacts personnels, le moment était venu d'appro­cher M. de Vries, Conservateur de la Collection Bodel-Nijenhuis.

Nos échanges de correspondance m'apportèrent dans un premier temps de précieux renseignements profitables à l'enrichissement de mon dossier. Il restait une phase ultime à accomplir. Je me rendis à Leyde pour examiner avec M. de Vries, homme éminent et particulièrement aimable, l'Unicum et les archives de l'Université.

Dès cet instant, tout s'est éclairé grâce à la complaisance et l'érudition du Conservateur, le dévouement de ses collaborateurs étudiants.

Ce travail d'équipe a permis d'exhumer la correspondance des archéologues liégeois avec les Autorités Académiques de l'Université de Leyde de 1875 а 1877.

Les lettres du chanoine Henrotte, de Grandjean, bibliothécaire de l'Université, de Léonce Digneffe, éclairent d'un jour inédit l'histoire du "fac-similé" et des copies.

Voici en résumé l'essentiel de mes découvertes. Il a été beaucoup question du "fac-similé" dans cette étude. En réalité il n'est pas unique. Jusqu'ici on pensait généralement que les archéologues liégeois, ne pouvant obtenir l'Unicum vers les années 1860, avaient demandé en 1875 l'autorisation de faire prendre une copie de celui-ci, un fac-similé-unicum en quelque sorte.

En réalité, l'Université de Leyde a délivré six copies (des facs-similés) à des personnalités ou institutions liégeoises, de 1875 à 1877. Toutes les six ont été exécutées, avec l'autorisation académique, par le copiste officiel de l'Université de Leyde, M. Mulder :

1. 1875. Chanoine N. Henrotte.
Copie I. (n° 314)

2. 1876. Léonce Digneffe.
Copie II. (n° 136)

3. et 4. 1876. M. Grandjean. 2 copies
Copies III. et IV. (n° 148)
{ 1: pour l'Université de Liège }
{ 2: pour le Professeur Macors }

5. 1876. M. Grandjean.
Copie V (n° 292) {Hôtel de Ville de Liège}

6. 1877. Chanoine Henrotte.
Copie VI (n° 307)

Il faut noter que les copies ont été exécutées "un sur un", soit aux dimensions exactes de la gravure originale, l'Unicum, en quatre feuilles (H. 0,400 X L. 2,050).

Après cette quête de renseignements inédits, j'ai eu la curiosité éveillée et il n'a paru intéressant de rechercher ce que sont devenues les copies.

On sait que le capitaine Dejardin possédait un exemplaire.

On peut affirmer sans risque de se tromper que la première copie, commandée par le chanoine Henrotte, était pour le capitaine : n° 1.

La seconde, pour lui-même : n° 6. Ou l'inverse : la première, pour Henrotte (n° 1), la seconde pour Dejardin (n° 6).

Je n'ai pas trouvé trace jusqu'ici de l'exemplaire d'A. Dejardin.

La copie du chanoine Henrotte a disparu, ou se trouve peut-être à l'abbaye du Val-Dieu (?).

Trois sources ont été exploitées :
1) L'Évêché de Liège.
2) L'Assistance Publique de Liège (C.P.A.S.).
3) L'abbaye du Val-Dieu.

1) L'Évêché.
L'abbé Deblon m'a assuré que la bibliothèque (archives) de l'Évêché ne possédait rien du chanoine Henrotte.

2) Assistance Publique de Liège (C.P.A.S.) (3).
Mme Arlette Joris, archiviste, m'a fait part de son scepticisme. Elle pense que les archives n'apporteront rien à mes recherches. À ce jour, cette dame ne m'a rien signalé.

3) Abbaye du Val-Dieu.
Le Père Abbé Dom Benoît Becker m'a refusé l'accès aux archives. Il est cependant permis de penser que ce fonds présente de l'intérêt, puisque l'on sait, par des témoignages, que le chanoine Henrotte a légué des oeuvres artistiques à l'Abbaye (en 1983 Marc Bouchat a pu y examiner des documents laissés par le chanoine). Cfr Le Calendrier des Tréfonciers de l'Ancienne Cathédrale Saint-Lambert de Liège.

La deuxième copie, l'exemplaire de Léonce Digneffe, est devenue ma propriété en 1984. Je l'ai achetée, ainsi que je l'ai exposé au début, chez un antiquaire. Ce dernier tenait la gravure par héritage d'un membre de la famille de sa femme (4).

La troisième copie est celle de l'Université de Liège.
Je dois à l'amabilité et à la courtoisie de M. Richard Forgeur d'avoir pu l'examiner et la commenter en sa compagnie. Contrairement à certaine information que j'ai relevée, la gravure n'est pas exposée dans la Salle de lecture de la Bibliothèque Centrale. Elle se trouve placée dans un bureau du Secrétariat.

La quatrième copie, celle du Professeur Macors, qu'est-elle devenue ? Nul n'a pu nous le dire malgré nos démarches et de nombreuses investigations.

Celle qui a posé problème est la cinquième copie, celle de l'Hôtel de Ville de Liège. Je me suis préoccupé de savoir où était déposé l'exemplaire de la gravure de Marischal, en demandant l'autorisation de pouvoir l'examiner. Ni les administrateurs, ni les fonction­naires de la Ville ne savent ni ce qu'elle est devenue, ni où elle se trouve. Ou bien elle a été détruite, ou elle a disparu.

J'ai interrogé le Secrétaire Communal, M. Bovy, qui m'a envoyé chez l'Échevin des Musées (P. Bertrand). Aux Archives (Mme Renardy), on m'a orienté vers le C.P.A.S. (A. Joiris), vers la Bibliothèque Centrale de la Ville "Les Chiroux" (Mme C. Triaille), vers la Bibliothèque de l'Académie, vers le Musée de l'Art Wallon (Micheline Josse), le Musée Curtius (M. Engen), le Cabinet des Estampes (F. Clercx Léonard-Étienne). Personne n'a pu me renseigner sur le sort de la copie de l'Administration communale de Liège. J'ai mis mes pas dans un guêpier. J'ai indisposé beaucoup de monde. J'ai dérangé des gens en place. Quand on ne m'a pas pris pour un fumiste ! Certains fonctionnaires allant jusqu'à douter de l'existence de ce document, malgré les preuves irrécusables que je pouvais avancer ! (5)

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NOTES :
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(1) Liège et la Principauté dans la gravure ancienne, p. 15, n° 14.

(2) Voir la lettre n° 332 du 27-12-1875 ( N. Henrotte).

(3) ASSISTANCE PUBLIQUE DE LIÈGE, les lettres publiées ci-après : n° 314, 322 et 332. Sous sa signature il est inscrit: "Direct. de l'hôpital de Bavière" ou "Hôpital de Bavière". La souscription "Direct." m'a paru ambiguë. Que fallait-il en induire? "Directeur" ou "Direction"? J'ai interrogé Mme A. Joris (C.P.A.S.), qui m'a assuré qu'il n'y avait jamais eu de prêtre directeur de l'établissement. C'est R. Forgeur qui m'a confirmé ce que je pensais, qu'il avait bien été aumônier.

(4) Voir à la Ville de Liège, Hôtel d'Ansembourg, Exposition des Cartes, plans et vues de Liège (Catalogue), Imprimerie du journal La Meuse, 1907, p. 6, n° 3. "Liège - Levck" 1618 (HÔTEL DE VILLE DE LIÈGE) (suit la description avec référence au B.I.A.L., t. 13, p. 85). - Il est édifiant de constater, en parcourant ce catalogue, que les organisateurs de l'Exposition en l'Hôtel d'Ansembourg, n'hésitaient pas à montrer aux amateurs trois fois la même image de Liège dans un même ensemble. Ce fait est unique et mérite d'être signalé. Il témoigne dans quelle estime les archéologues d'alors tenaient encore l'oeuvre de Marischal. Ils avaient conscience que cette gravure appartenait au patrimoine de la Cité. Cette constatation nous amène à une réflexion amère. Lors de l'Exposition du Millénaire, le public n'a pas pu voir l'estampe prestigieuse de Marischal. Ou plutôt, s'il l'a vue, c'est au travers de la reproduction du livre de Jean Lejeune que j'ai cité. Dans une exposition de prestige et à une telle occasion, les Liégeois auraient eu le droit et le privilège d'admirer "Liège - Levck" dans sa version originale. Il suffisait, si l'exemplaire de l'Hôtel de Ville était introuvable, de demander l'exemplaire de l'Université. Pour la lithographie de Béthune, le Musée Curtius aurait pu prêter le sien. Mais qu'est devenue la Ville de Liège ? Aurait-elle perdu l'esprit principautaire et le sens de la grandeur ?

 

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