LE MYTHE DE LA CHARTE D'ALBERT DE CUYCK - PRÉTENDUE CONFIMATION DE 1230 DU SOI-DISANT "DIPLÔME DIT DE PHILIPPE DE SOUABE DE 1208"

Publié le par sorinabarjov

Attention, seule la version française de ce texte est valable : en effet circulent sur le WEB des traductions polonaises de ce texte français faites avec le logiciel de traduction automatique de Google, qui dénaturent mon propos. 

 

Par un diplôme donné à Gelnhausen le 9 avril 1230, le roi de Germanie Henri VII, fils de Frédéric II, petit-neveu de Philippe de Souabe, aurait confirmé les vingt-six articles correspondant aux "coutumes", "libertés" et "droits" que "l'évêque Albert" aurait concédés aux bourgeois de Liège1.

Le professeur Georges Despy a constaté une étrange ressemblance entre ce diplôme et celui dit "de Philippe de Souabe" :

 

1208

 

In nomine sancte et individue Trinitatis.

Philippus secundus divina favente clementia Romanorum rex et semper augustus.

Consuevit benignitas nostra fidelium suorum postulationibus et maxime hiis quibus honestas suffragatur et ratio, benignum prebere assensum et eorum paci et tranquillitati operam impendere diligentem.

Notification.

 

 

1230

 

In nomine sancte et individue Trinitatis.

Henricus septimus divina favente clementia Romanorum rex et semper augustus.

Consuevit clementia nostre celsitudinis piis et justis petitionibus maxime hiis quibus fidelitas, honestas suffragatur benignum et favorabilem prebere assensum et eorun paci et tranquillitati operam impendere diligentem.

Pas de notification.

 

 

 

    Les deux diplômes comprennent un exposé dont les mots diffèrent, mais qui sont semblables par le thème : la fidélité des bourgeois de Liège à l'égard du roi de Germanie. Puis les deux textes redeviennent identiques quant à leur dispositif :

 

consuetudines, libertates et jura universa que pie memorie Albertus Leodiensis episcopus ipsis civibus contulit, sicut inferius notata sunt, plene eis recognoscimus et inviolabiliter semper observari et custodiri jubemus.

 

 

consuetudines, libertates et jura universa que pie memorie Albertus Leodiensis episcopus ipsis civibus contulit, sicut inferius notata sunt, plene eis recognoscimus et inviolabiliter semper observari et custodiri jubemus.

  Viennent ensuite dans les deux textes les vingt-six articles constituant les "privilèges" des bourgeois de Liège. Enfin nous retrouvons une similitude rigou­reuse entre les deux protocoles finaux :

 

Ad cujus rei notitiam presens inde privilegium conscriptum sigilli nostri karactere jussimus communiri.

Datum apud Duram, anno dominice incarnationis Mo CCo VIIIo, IIIo non. junii, indictione XIa.

SIGNUM DOMINI REGIS PHILIPPI.

 

 

Ad cujus rei notitiam presens inde privilegium conscriptum sigilli nostri caractere jussimus communiri.

Datum apud Gelikinsen, anno dominice incarnationis Mo CCo XXXo, Vo id. aprilis, indictione IIIa.

SIGNUM DOMINI REGIS HENRICI SEPTIMI ROMANORUM REGIS INVICTISSIMI.

 

 

Qu'en conclure ? Contrairement  à Georges Despy2, — qui pourtant pense très justement que "l'acte de 1208" est un faux compte tenu de ses irrégularités rédactionnelles et de l'inadéquation de son contenu avec son prétendu contexte politique, mais qui malheureusement date à tort ce faux de 1230 ou peu avant (faux fabriqué pour obtenir un acte authentique, celui d'Henri VII), — je pense que considérer aussi le "diplôme de 1230" comme un faux pour les mêmes raisons  n'est pas "tomber dans le travers de l'hypercritique diplomatique"3. Dans le cas du "diplôme de 1208", comme dans celui de sa "confirmation de 1230", il n'est pas possible d'éviter de se poser la question de savoir s'ils n'ont pas été tous les deux rédigés beaucoup plus tard à Liège par un scribe connaissant fort mal les formulaires de la chancellerie royale germanique, mais très bien ceux des lettres pontificales.

  Ces deux faux auraient ainsi été composés pour obtenir un diplôme authentique. Et nous verrons plus loin s'il s'agit là de la "confirmation de 1298", "donnée à Nuremberg par le roi de Germanie Albert de Habsbourg". Ou bien de "celle de 1415" !

En effet, "quiconque a quelque expérience des diplômes royaux germa­niques des XIIe et XIIIe siècles sait comment on reproduisait mécaniquement à la chancellerie allemande, même dans des diplômes incontestablement vrais, des Vorlagen  que les destinataires y présentaient et qui pouvaient être aussi bien fausses qu'interpolées ou vraies, surtout s'il s'agissait de prétendus diplômes royaux antérieurs "4.

  Contrairement au prfesseur Despy, je pense que la "confirmation de 1230" ne trouve pas sa place dans son soi-disant contexte historique comme première mise par écrit des "privilèges urbains liégeois".

Après la mort d'Hugues de Pierrepont, survenue le 12 avril 1229, les bour­geois de Liège et d'autres villes du Pays prirent des mesures à l'encontre du pou­voir épiscopal5et des immunités du chapitre cathédral, qui furent con­damnées et annulées par le roi de Germanie Henri VII le 13 décembre de cette année-là6.

Pour devenir évêque, Jean d'Eppes avait besoin du pape et de l'empereur. Or ceux-ci étaient à couteaux tirés. Il se montra donc d'abord favorable à l'empereur Frédéric II et à son fils Henri VII pour obtenir les régales et leur appui contre les villes, pensant retourner ensuite sa veste en se faisant l'allié du pape7.

En janvier 1230, à peine rentré à Liège (4 janvier 1230)8avec l'investiture temporelle9, l'évêque Jean d'Eppes, réfugié au château de Huy après avoir lancé l'interdit sur la cité suite au conflit entre les bourgeois et le clergé au sujet de la fermeté, reçut la visite du cardinal-légat Otton de Saint-Nicolas in carcere Tulliano,  qui parvint à lui faire prendre parti pour le pape contre l'empereur Frédéric II10. L'évêque n'attendait que cette occasion pour obtenir l'investiture spirituelle.

Le 30 juin 1230, puis encore le 24 novembre de la même année, le roi de Germanie Henri VII, fils de l'empereur, sanctionna l'alliance entre les "communes jurées" de Liège, Huy, Dinant, Saint-Trond, Fosses, Tongres et Maestricht « dans le but de sauvegarder leurs droits et ceux de l'Empire »11. Il faut y voir un moyen de pression exercé contre la politique anti-impériale de Jean d'Eppes12.

Cependant, le pape et l'empereur se réconcilièrent, par le traité du 13 juillet 1230. Mais rien ne prouve que cela amena Jean d'Eppes à rentrer en grâce auprès du roi Henri VII, contrairement à ce que prétend Kurth13, ou du moins ce rapprochement est largement postérieur au 24 novembre 1230, puisqu'à cette date Henri encourageait encore les Liégeois et leurs alliés dans leurs "conjurations".

Enfin, par édit du 20 janvier 1231, renouvelé le 3 février suivant, Henri VII cassa ce qu'il avait confirmé en faveur des "communes jurées", visiblement rede­venu le protecteur de Jean d'Eppes14.

Ainsi donc le 9 avril 1230 Henri VII aurait confirmé des "libertés accordées par Albert de Cuyck et coulées en forme de privilegium  par Philippe de Souabe"15. Or rien dans le texte de cette "confirmation de 1230" ne fait, contrairement aux documents des 30 juin et 24 novembre de la même année, la moindre allusion à la situation sociale "explosive" qui devait régner à Liège en ce moment, d'autant que le diplôme du 13 décembre 1229 nous dépeignait déjà  les bourgeois de la cité et d'autres villes du Pays comme s'adonnant à des "associations jurées"16. Ces deux documents de 1230 favorables aux "communes jurées" ne faisaient aucune allusion à des "libertés liégeoises" quelles qu'elles fussent.

 Closon a remarqué17une similitude entre cette situation politique de 1230 et celle de 1275. Dans les deux cas les villes liégeoises saisirent l'occasion du rapprochement entre l'évêque et le pape pour obtenir confirmation de leur confédération. Or, en 1275, cela ne donna pas lieu à une confirmation du "diplôme de 1208" !

 En outre, pourquoi les Liégeois se seraient-ils adressés à un souverain germanique qui était alors excommunié18 ?

  Le nom de l'évêque est absent du "diplôme de 1230", mais cela est normal, puisqu'à cette date (9 avril 1230) il n'était plus à Liège depuis un certain temps. Par contre l'absence d'une liste de témoins rend l'acte suspect.

Georges Despy considère que ce diplôme devait servir à « équilibrer les rapports entre les bourgeois de Liège et l'évêque, tout au moins dans certaines matières [comme les assises sur le vin et le banvin épiscopal] »19. Si cette "confirmation" avait eu lieu, elle aurait dû porter ses fruits. Or, il faut bien avouer que ces pré­tendus rapports entre l'évêque et les bourgeois furent bien mal équilibrés, puisque nous voyons le roi de Germanie encourager ceux-ci, en rébellion avec d'autres "communes jurées", le 30 juin de la même année !

  Bien sûr, si l'on examine la courbe des prix des céréales établie à l'aide des chiffres donnés par Renier de Saint-Jacques, on constate "une tendance globale à la hausse pendant les années 1217-1221"20, ce qui aurait pu expliquer la présence des sept articles d'ordre économique dans le "diplôme de 1208" et dans sa "confirmation de 1230". Mais de telles hausses de prix ne furent pas rares pendant le Moyen Âge liégeois. Car enfin, si ces articles visant à réglementer le prix du pain et de la cervoise étaient liés à l'épiscopat d'Hugues de Pierrepont, pourquoi n'avoir pas cherché à obtenir de telles mesures de cet évêque ? Pourquoi avoir attendu les conflits avec Jean d'Eppes ? Comment peut-on croire que ces mesures n'auraient pas fatalement laissé des traces dans les autres sources diplomatiques adressées par ce souverain aux bourgeois de Liège ?

  Bien plus, nous avons vu que deux de ces mesures furent mentionnées dans le Patron delle Temporaliteit  de Hemricourt et sont peut-être postérieures à cet auteur. Même si elles étaient de rigueur dans les dernières décennies du XIVe siècle, le supposé "Hemricourt" nous les présentait comme datant d'avant Philippe de Souabe, puisque confirmées par lui. Et ces deux articles du "diplôme de 1208" sont  les seuls  à être cités dans ce traité juridique. Cela  peut-il signifier que les autres articles n'avaient plus aucune importance pratique à cette époque ? Ou bien doit-on soupçonner Hemricourt, ou un de ses compilateurs, d'avoir passé volontai­rement le reste du diplôme sous silence parce que plusieurs de ses articles limitent visiblement les pouvoirs des Échevins de Liège, dont il avait été secrétaire avant de devenir conseiller de l'évêque ?

 

 

1 Édition dans J.L.A. HUILLARD-BRÉHOLLES, Historia diplomatica Frederici Il, t. 3, pp. 411 sv. (cfr KURTH, Les origines..., p. 303). — Édition sans les vingt-six articles des "privilèges" dans FAIRON, Régestes..., t. 1er, pp. 16 sv. — Sa tradition manuscrite est la même que celle du "diplôme de 1208". Je note dans FAIRON (Régestes..., t. 1er, p. 17) que l'original était muni d'un sceau en cire verte attaché par des lacs de soie rouge, alors que quelques lignes plus bas l'éminent archiviste nous présente un autre original du même Henri VII pourvu d'un sceau en cire blanche, pendant à des lacs de soie verte !

2 DESPY, La charte d'Albert de Cuyck..., pp. 1080 sv.

3 On est toujours l'"hypercritique" d'un autre.

4 DESPY, La charte d'Albert de Cuyck..., p. 1080.

5 Jean d'Eppes fut élu évêque le 24 mai 1229. Pendant la première moitié de décembre, il alla à Nuremberg pour se faire donner les régales par Henri VII. Cfr KURTH, Les origines..., p. 312.

6 ARCHIVES DE L'ÉTAT À LIÈGE, Cathédrale, n° 75, original sur parchemin ; — BORMANS et SCHOOLMEESTERS, Cartulaire de l'Église Saint-Lambert de Liège, t. 1er, p. 254 ; — BORMANS, Recueil des ordonnances de la Principauté de Liège, t. 1er, p. 37 ; — FAIRON, Régestes..., t. 1er, p. 16 ; — KURTH, Les origines..., pp. 312 sv. — LEJEUNE, Liège et son Pays..., pp. 30 sv. ; — DESPY, La charte d'Albert de Cuyck..., p. 1087.

7 Alain MARCHANDISSE, La fonction épiscopale à Liège aux XllIe et XIVe siècles..., pp. 121 sv.

8 J.-G. SCHOONBROODT, Inventaire des archives de l'abbaye du Val-Saint-Lambert, t. 1er, p. 35. — J. CLOSON, Les événements politiques liégeois pendant les années 1229-1230, dans les Mélanges Godefroid Kurth, t. 1er, Liège-Paris, 1908, p. 142.

9 Il ne fut consacré que le 8 mars suivant, à Thuin, par l'archevêque de Reims (CLOSON, Op. cit, pp. 142 sv.).

10 CLOSON, Op. cit, pp. 142 sv. ; — LEJEUNE, Liège et son Pays..., pp. 30 sv.

11 FAIRON, Régestes..., t. 1er, pp. 17 sv. ; — KURTH, Les origines..., pp. 313 sv. ; — LEJEUNE, Liège et son Pays..., pp. 30 sv.

12 KURTH, Les origines..., p. 313. — CLOSON, Op. cit, p. 144.

13 KURTH, Les origines..., p. 314.

14 FAIRON, Régestes..., t. 1er, pp. 19 sv. ; — KURTH, Les origines..., p. 314.

15 FAIRON, Régestes..., t. 1er, pp. 16 sv.

16 FAIRON, Régestes..., t. 1er, p. 16 ; — KURTH, Les origines..., pp. 312 sv.

17 CLOSON, Op. cit., p. 144.

18 E. WINKELMANN, Kaiser Friedrich II., t. 2, Leipzig, 1897, p. 73 ; — CLOSON, Op. cit., p. 141.

19 DESPY, La charte d'Albert de Cuyck..., pp. 1087 sv.

20 DESPY, La charte d'Albert de Cuyck..., p. 1094.

 


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